Etouffante rencontre de Ligue des champions ce mercredi soir à Stamford Bridge, entre Chelsea et le FC Porto. Les deux équipes, sous la menace du Dynamo Kiev, troisième du groupe G, sont dans l’obligation de l’emporter. Les Anglais de José Mourinho
compteront sur le talent de leurs multiples étoiles, les Portugais sur un bloc-équipe rodé, qui voit même l’improvisation travaillée à l’entraînement. En pointe, Vincent Aboubakar, Camerounais de 23 ans, cinq pions en championnat cette saison, trois autres en Ligue des champions, et une activité débordante. «Le 4-3-3 de Porto, c’est précis, le coach [Julen Lopetegui] veut tout organiser, dit-il avec des gestes mesurés. Prenez les sorties de balle depuis notre camp, la manière de toucher l’attaquant rapidement pour faire remonter le bloc. L’attaquant est touché, puis il doit toucher par une remise le milieu qui se positionne toujours près de lui. Milieu qui écarte sur les couloirs ou l’autre milieu qui est parti en profondeur quand l’attaquant s’est rapproché du rond central. Tout est peaufiné à l’entraînement, on l’a répété des centaines de fois, ça devient automatique.»
Aboubakar Vincent
Ballet.
Vincent Aboubakar n’est plus un simple canonnier de L1 passé par Valenciennes et Lorient, c’est un danseur de ballet qui connaît ses chorégraphies par cœur et a donc tout le loisir d’y rajouter la petite touche d’imprévisibilité qui fera la différence. Pinto da Costa, l’historique président, dit : «Aboubakar est mon deuxième fils. Même ma femme est jalouse de notre relation.» Dans le salon de l’hôtel Radisson de Porto, le fiston boit son eau gazeuse, parle avec sa voix calme qui a endormi bien des journalistes avant nous. Il croise Antero Henrique, le directeur sportif du FCP, qui tilte sur sa tenue rouge vif, avec effigie de Mickael Jackson sur le torse : «Va te changer !» Le rouge, c’est la couleur de l’ennemi juré, le Benfica Lisbonne. Henrique rigole, bien sûr, mais à moitié. Le Portugal reste le dernier pays d’Europe où l’on place son club avant toute chose, Dieu compris. Le 17 mai, Porto a fait match nul dans son stade du Dragao face à Belenenses (1-1) et a officiellement abandonné le titre de champion au Benfica. Les joueurs ont attendu dans le vestiaire pendant plusieurs heures, histoire de sortir incognito. Raté. «On quitte le stade, et soudain, on voit des supporteurs débouler de tous les côtés. Ils étaient cachés partout, comme camouflés, dans les fossés, derrière les haies, les murs, ils voulaient avoir des explications», se souvient Aboubakar, plutôt étonné.
Le foot est une affaire sérieuse, il le sait depuis son départ du Cameroun à 18 ans, il l’a intégré à Porto, qui a conservé l’exigence d’un grand seigneur d’Europe, à défaut de son train de vie. «En août 2014, je débarque de Lorient et j’assiste à Porto-Lille (2-0), ça m’a impressionné. Je me suis dit : "Mais comment je vais faire pour jouer ici ?" Au niveau mental, il faut te blinder. Ça travaille tout le temps. On arrive à 9 heures au centre, et tout le monde est à l’heure, alors qu’en France, tu as toujours un mec qui traîne. Tu prends ton petit-déjeuner, et tu as rendez-vous à 10 h 30 pour le début de l’entraînement. En fait, avant, tous les gars vont d’eux-mêmes en salle de muscu, tu y trouves toujours une dizaine de joueurs, minimum. Ça, c’est la concurrence. Dès que tu dis que tu es fatigué, le coach te met sur le côté. Mais tu ne sais pas si celui qui vient ne te prendra pas la place.»
«Gris-gris».
Alors, on bosse. Un peu laxiste à son arrivée (en prêt) du Real Madrid, la saison dernière, le jeune milieu brésilien Casemiro a vite compris le message : le banc de muscu ou le banc de touche. Il est aujourd’hui titulaire au Real. «Je n’avais jamais vécu d’entraînement aussi intense», sourit Aboubakar, qui pense au passage à son coéquipier Maxi Pereira. Le latéral droit a passé huit ans au Benfica avant de signer à Porto l’été dernier ; il est l’ennemi public numéro 1 à Lisbonne, et est pris très au sérieux quand il prévient les attaquants avant chaque entraînement : «Si vous tentez vos gris-gris sur mon côté, je vous découpe. Vous pouvez aller les faire de l’autre côté si vous voulez.»
Aboubakar : «Le coach n’a pas besoin de galvaniser les joueurs, tu dois te galvaniser tout seul. A partir du moment où tu quittes ta maison le matin, tu dois être motivé. Ça vaut pour moi, ça vaut pour Ruben Neves, qui a 18 ans et déjà d’immenses responsabilités. Souvent, dans le foot d’aujourd’hui, on dit à un jeune "tu es bon, tu es bon" et le joueur se relâche. C’est ça le plus grand danger. Le jeune aime qu’on lui dise ça. Mais quand tu es bon, tu le sais, tu n’as pas besoin qu’on te le dise. Tous les jours, dans le monde, de nouveaux génies naissent, de nouveaux ballons d’or voient le jour. Il ne faut pas se reposer sur ses acquis, surtout nous, joueurs africains, car on ne nous voit pas de la même façon. Les dirigeants jugent beaucoup notre comportement, il y a une réputation qui s’est nourrie de l’attitude de certains grands frères, dont la mentalité a changé pendant leur carrière. On peut perdre beaucoup de valeurs en arrivant en Europe, ne plus faire le gros dos, ne plus travailler. Devenir moins pros, moins humbles dès qu’on gagne un peu d’argent.»
Paon.
Lui a été repéré à 17 ans par Valenciennes, puis acheté à sa majorité au Coton Sport de Garoua pour 250 000 euros. Le directeur sportif du club nordiste, Henri Zambelli, se rend chez ses parents, dans le nord du Cameroun, leur demande la permission d’emmener l’un de leurs huit enfants. Aboubakar arrivera au VA à l’été 2010, après avoir disputé la Coupe du monde en Afrique du Sud. Il habite à 200 mètres du stade Nungesser, mais il n’a jamais été aussi loin d’une place de titulaire sur le terrain. Après son premier but face au Paris-SG (1-2), en décembre 2010, il enchaîne les saltos en guise de célébration. Le staff lui reprochera une joie trop démonstrative. Ce n’est pourtant pas le plus exubérant du lot, on ne l’entend jamais dans le vestiaire, il bombe parfois le torse comme un paon fait la roue.
Les années valenciennoises s’étirent, il est placardisé par le nouvel entraîneur, Daniel Sanchez, qui lui reproche autant son inefficacité devant le but que le fait de ne pas prolonger au club pour permettre à celui-ci de recevoir une future indemnité de transfert. Libre au printemps 2013, Aboubakar est proposé à de nombreux clubs, et notamment l’OM, dont le coach, Elie Baup, appelle Sanchez. Verdict : «Il a les pieds carrés.» Aboubakar détaille : «J’ai raté beaucoup de buts, les gens ont commencé à dire que j’avais des pieds carrés. Bon, c’est ce qui arrive parfois dans la carrière d’un joueur, ça m’est arrivé à Valenciennes. Je me créais beaucoup d’occasions, mais je n’étais pas adroit devant le but.» Les matchs de cet Aboubakar-là ressemblent à un feu d’artifice, le ciel s’illumine et les familles regardent passer les balles traçantes en s’exclamant : «Oh la belle bleue, oh la belle verte !» Aboubakar vit moins bien le spectacle : «Je suis tombé malade, j’avais plein de petits boutons sur le corps, j’ai fait des examens mais on n’a jamais rien trouvé. Puis j’ai perdu mon père. Mais dans tout ça, j’ai trouvé du positif.»
Son agent, Maxime Nana, regarde celui qu’il appelle «fils» avec tendresse : «C’est un perfectionniste, un stakhanoviste. Il se remet toujours en cause, avec un fort esprit critique, et il a vécu cette période de manière très difficile. Sa femme, Line, a terminé ses études de comptabilité et est arrivée du Cameroun. Elle a permis à Vincent de voir avec beaucoup plus de recul les aléas et les injustices du football.» Ils seront pourtant toujours là, sous-jacents. «Un con, il ne se pose pas ces questions-là. Il se croit le meilleur, et point barre. Vincent est très sensible, et cela peut être un handicap, entraîner parfois une perte de confiance, explique Christian Gourcuff, son entraîneur à Lorient pendant la saison de l’éclosion (seize buts en 2013-2014). Enclin à douter, il a besoin de chaleur. Et je ne parle pas de grands discours, il est comme moi, ce n’est pas un grand expansif, un geste, un regard suffit. Je l’ai revu deux fois depuis que j’ai changé de poste, il m’a demandé mon avis sur Porto, puis on s’est croisés à une station-service, au Mans, par hasard. On n’osait pas y croire !»
Les aléas du foot favorisent désormais le destin d’Aboubakar. Il est ciblé par plusieurs grands clubs anglais, qui n’ont pas eu à traduire l’expression «pieds carrés». Fin septembre, il a même offert son maillot du match aller Porto-Chelsea au président de l’OM Vincent Labrune, qui lui a promis de l’encadrer pour ne pas oublier les erreurs de recrutement du passé. Aboubakar ne profite pas de cette gloire, il la sait éphémère, et l’a bien expliqué à son petit frère Gustavo, défenseur central de 16 ans et de talent : «Il veut jouer au ballon au niveau pro, mais moi, je ne veux pas. J’ai vécu beaucoup de choses dans le foot. Si mon petit frère veut emprunter le même chemin, il va les vivre obligatoirement. Et je préfère qu’il fasse ses études, qu’il ait un bon boulot. Le football, c’est beau quand tu passes à la télé, mais c’est un métier complexe. Les études sont plus rassurantes que le football. Tu n’as aucune assurance, du jour au lendemain, tout peut s’arrêter, une blessure, quelqu’un de mal intentionné qui t’intoxique le cerveau, un coach qui t’a dans le collimateur. C’est trop aléatoire.»
Par Libération
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